CHAPITRE PREMIER

Ce n’était jamais sans un frémissement d’impatience que le commissaire Romeo Tarchinini pénétrait dans l’étroit vicolo Corticella, haut-lieu de la cuisine véronaise.

En cette fin de matinée d’un printemps fleuri et doux, Romeo se glissa dans le vicolo, le sourire aux lèvres, la narine frémissante, humant déjà en imagination les suavissimes odeurs s’échappant des cuisines du maître Gioco qui officiait en son célèbre restaurant de Dodici Apostoli. Les étrangers attirés par la réputation du cuisinier, et que Tarchinini croisait, se retournaient, n’en croyant pas complètement leurs yeux. Il est vrai que le commissaire présentait en ce printemps 1967, une allure pour le moins anachronique qui faisait pouffer les jeunes et attendrissait les plus âgés, subitement reportés en un temps aboli. Petit, rond, volubile, incapable de parler autrement qu’en agitant les mains, avec sa moustache en croc, son crâne dégarni mais dont les restes capillaires étaient soigneusement ramenés en boucles souples, voire ondulées (selon l’état hygrométrique de l’atmosphère), son annulaire droit portant une chevalière au chaton démesuré, Romeo Tarchinini, une des figures les plus connues et les plus respectées de Vérone, offrait un aspect surprenant. Sa tenue, de plus, n’était pas pour atténuer la bizarrerie de son physique. Une importante cravate débordait de son col cassé et sous le veston d’alpaga noir, la blancheur immaculée d’un gilet en piqué répondait à la blancheur des guêtres couvrant la plus grande partie de chaussures luisantes comme des miroirs. Un diamant de belle dimension maintenait les plis artistiquement noués de sa cravate sombre et prenait des allures de phare lorsque, par hasard, un rayon de soleil le caressait de ses feux. Le policier tenait à la main un chapeau à bords roulés.

Insouciant de la curiosité soulevée, Romeo avançait de son pas tranquille d’homme heureux. Sans doute, en gagnant le vicolo Corticella, s’était-il interrogé sur la subite munificence de son chef (et ami d’enfance) Celestino Malpaga qui dirigeait la police criminelle de Vérone. En soi, l’invitation à déjeuner n’avait rien d’extraordinaire, les deux hommes ayant accoutumé de manger souvent ensemble car ils étaient l’un et l’autre amateurs de bonne chère mais, ce que Tarchinini ne parvenait pas à deviner, c’était la raison du ton que Malpaga avait cru devoir employer pour formuler son invitation. Cela avait eu lieu la veille au soir dans un couloir où les deux amis s’étaient subitement trouvés face à face. Celestino avait retenu son subordonné :

— Romeo... j’ai à te parler.

— Bon ! D’ici cinq minutes, je te rejoins dans ton bureau.

— Non, pas dans mon bureau.

— Ah ? Où, alors ?

— Tu es libre pour déjeuner, demain ?

— Bien sûr.

— Alors, disons à midi au Dodici Apostoli ?

— D’accord, mais...

— Demain, Romeo !...

Et ils s’étaient séparés. L’entrevue avait laissé Tarchinini perplexe. Il tenait Celestino pour un homme plein de bon sens, habile dans des fonctions qu’il remplissait à la satisfaction générale et qui avait hérité de grands-parents piémontais une sobriété d’expression, de gestes, de maintien qui en faisait le contraire de Romeo. Alors, pourquoi ces airs mystérieux ? Pour quelles raisons ce refus d’une rencontre immédiate dans son bureau ? Mais, lorsque ses préoccupations ne concernaient ni son métier ni sa famille, Romeo s’en débarrassait très vite. De cette entrevue à la sauvette, il ne retenait que la perspective d’un excellent déjeuner.

En poussant la porte du Dodici Apostoli, Tarchinini ressentait tout à la fois l’humilité et l’enthousiasme du croyant entrant dans un lieu consacré. Dans la grande salle encore vide, le maître des lieux, sa figure ronde et son sourire, se portèrent au-devant du nouveau venu.

— Signor Tarchinini ! c’est un grand honneur...

— L’honneur est pour moi, signor Gioco. J’ai rendez-vous...

— Je sais, Signore, je sais. Le signor Malpaga m’a téléphoné ce matin et je pense que je pourrai vous satisfaire.

— Et moi, j’en suis sûr ! Comment vont la mama et les bambini ?

— Très bien, Signore, mille remerciements.

Gioco incarnait aux yeux du commissaire, l’Italie telle qu’il l’aimait tandis que pour le chef du Dodici Apostoli, le policier représentait l’Italie dont lui parlait sa mère avec ravissement, celle d’avant la guerre de 1914. Pourtant, les deux compatriotes n’avaient pas plus d’une quinzaine d’années d’écart.

On conduisit Tarchinini à la table réservée, avec beaucoup d’égards, ce à quoi le bon Romeo était extrêmement sensible. Quand il fut installé, Gioco se pencha vers lui :

— Un Américano, pour vous aider à patienter ?

Tarchinini n’était pas un homme de solitude. Isolé, il s’ennuyait très vite. Sans quelqu’un à qui exposer ses idées, il s’empêtrait dans ses songes et devenait extrêmement malheureux. Le fait qu’on lui ait proposé un «Américano » le ramena par la pensée à Boston où demeurait sa fille bien-aimée  Giulietta (la deuxième de la famille puisque Giulietta était aussi le prénom de la mama)  mariée à un Américain. Romeo avait besoin des mots pour s’émouvoir et les belles syllabes italiennes agissaient sur son esprit à la façon du cristal dont la seule présence fait prendre les solutions en suspension. À cette table, dans ce restaurant quasi désert, le commissaire prenait conscience de l’éloignement géographique de son aînée et il en souffrait.

L’arrivée de Celestino Malpaga l’arracha à ses rêveries chagrines.

— Ma qué, Romeo, tu en fais une tête !

— Je pense à ma Giulietta.

— Ta femme ?

— Ma fille.

— Tu as reçu de mauvaises nouvelles ?

— Non.

— Alors ?

D’un ton tragique où vibrait toute sa peine de brave homme, Romeo gémit :

— Elle est loin...

— Pas plus qu’elle ne l’était hier, hé ?

— Ma qué ! ce n’est pas une raison !

Celestino prit place en face de son invité.

— Si je comprends bien, tu ne te sens pas en appétit ?

— Moi, et pourquoi ?

— Si tu as du chagrin ?

— J’ai du chagrin et j’ai faim. Tu n’y vois pas d’inconvénient, j’espère ?

En guise de réponse, Malpaga appela le maître d’hôtel pour le prier de commencer le service.

Sitôt qu’il eut fini de manger son saucisson aux figues fraîches et vidé son verre de Suave, Tarchinini demanda :

— Alors, Celestino, qu’as-tu à me confier ?

— Tout à l’heure...

Cette dérobade préoccupa Romeo, pas au point cependant de l’empêcher de goûter une soupe de tagliatelli aux haricots rouges dont la saveur robuste rendait plus palpable l’incomparable bouquet du Suave.

— Quand comptes-tu partir en vacances ?

Tarchinini s’essuya longuement les lèvres, jeta un regard mélancolique sur la bouteille de Suave asséchée, avant de répondre.

— Dans trois jours.

— Où vas-tu ?

— Sur la côte adriatique... Les petits seront gardés par la cousine Eusebia qui arrive après-demain d’Udine.

— Ça t’enchante de partir, hé ?

— Pas tellement... Sorti de Vérone, je me sens toujours un peu perdu, mais c’est Giulietta...

On apporta un rizotto aux foies de volaille dont la seule odeur fit sourire d’aise le Véronais gourmand. Il en oublia les questions insolites de son ami pour se livrer tout entier au plaisir raffiné de la gastronomie. Un flacon de vrai Valpolicella acheva d’emplir le commissaire d’une euphorie le disposant à tout entendre. Son hôte profita du moment où le garçon s’était éloigné, pour aborder le motif de cette réunion inattendue.

— Comment réagirais-tu, Romeo, si je te priais de reculer tes vacances ?

Tarchinini qui commençait déjà à se laisser glisser dans une agréable torpeur, sursauta :

— Ma qué ! Celestino, tu es fou ?

— Je ne crois pas.

— Alors, tu veux me brimer ?

— Ne déraisonne pas, je te prie !

En proie à la plus vive indignation, Romeo se laissait aller.

— Ne dis plus un mot, Celestino, j’ai compris ! Ton déjeuner est un piège ! Je te croyais un ami et tu n’es qu’un Judas ! Tu abuses de mon appétit ! Tu joues sur ma gourmandise ! Tu spécules sur la tendresse que je te porte ! Tu essaies de m’assassiner, Celestino !

— Tu as fini !

— Non, je n’ai pas fini ! Et ton repas, je n’en veux plus !

Tarchinini se leva et, très digne :

— Tu voudras bien m’excuser auprès de Gioco, mais je ne puis rester plus longtemps avec un homme en qui j’ai perdu toute confiance ! Adieu, Celestino.

— Bois d’abord un dernier verre de Valpolicella. Tu n’auras pas toujours l’occasion d’en boire de cette qualité. 

Romeo hésita et, sans se rasseoir, tendit son verre tout en annonçant :

— Uniquement pour ne pas te désobliger.

À cet instant, le garçon déposa sur la table un carpione rôti. Sans se soucier de Romeo, Malpaga commença à découper le poisson dont Tarchinini ne parvenait pas à détacher les yeux. Son chef se mettant à manger paisiblement, Romeo murmura d’une voix sourde :

— Peut-être... avant de décider si je dois ou non me fâcher pour de bon... devrais-tu m’expliquer les raisons de... de... ton agression ?

L’autre haussa les épaules. ;

— Puisque tu fais passer tes vacances avant l’amitié nous n’avons plus rien à nous dire.

— Celestino, tu me parles sur un ton !... Et pourtant, je sens que je n’ai pas le droit de briser aussi rapidement une amitié comme la nôtre et c’est pour tenter de la sauver que j’accepte de me rasseoir à ta table. Comment est ce carpione ?

Le carpione était bon et l’humeur de Romeo s’ensoleilla de nouveau. Un autre verre de Valpolicella acheva de le rendre à lui-même.

— Pourquoi voudrais-tu que je me prive de vacances ?

— Que tu les repousses, seulement...

— Évidemment, s’il ne s’agit que de les repousser...

Tarchinini mollissait visiblement. L’arrivée du maître d’hôtel apportant un filet de bœuf en croûte farci au foie et au gorgonzola, finit de convaincre Romeo qu’après tout, la demande de son chef n’était peut-être pas aussi exorbitante qu’il l’avait cru tout d’abord. Entre deux bouchées, Tarchinini s’enquit :

— Quelles raisons as-tu, Celestino, de vouloir bouleverser mon emploi du temps ?

— L’urgence.

— Ah ?

— Maintenant que tu es calmé, écoute-moi. Tu sais que le chef des Services criminels de Bergame – Manfredo Sabazia – est mon ancien camarade de classe ?

— Je le connais. Un brave homme. Passe-moi le Valpolicella.

Malpaga s’exécuta.

— Manfredo a une sale histoire sur les bras. On s’est aperçu, depuis pas mal de temps déjà, qu’à Bergame on se livre à un sérieux trafic de drogue. Il y a quelqu’un qui a transformé la cité bergamasque en une sorte de plaque tournante pour la distribution de la drogue et spécialement pour l’Italie du Nord.

Repris par sa passion du métier, Romeo écoutait si scrupuleusement qu’il ne prit pas garde au gâteau qu’on lui mettait sous le nez tandis qu’un sommelier débouchait avec infiniment de soin et de respect une bouteille d’Ammandolato. Dès qu’il en eut absorbé une gorgée, Romeo s’attendrit, en toute sincérité, sur les ennuis de Manfredo Sabazia, qu’il ignorait encore d’ailleurs. C’est avec émotion – ayant achevé son dessert et en attendant le café – qu’il se fit attentif aux explications de son chef et ami.

— Craignant que ses inspecteurs ne fussent trop connus, Manfredo a demandé à Milan de lui envoyer quelqu’un. On lui expédia un policier de valeur assurée, spécialiste de la lutte contre les trafiquants de drogue, Ludovico Velano...

— Et alors ?

— On a retrouvé son corps, il y a deux jours, près de la voie de chemin de fer...

— Un accident ?

— Un meurtre. Ludovico Velano avait reçu deux balles dans la poitrine dont l’une a touché le cœur.

— On ne sait rien de ses meurtriers ?

— Rien.

Tarchinini trouva subitement l’Ammandolato légèrement moins doux qu’il ne l’avait jugé au premier abord.

— Mais... avant de disparaître, ce Ludovico avait-il déniché quelque chose qui permette de reprendre son enquête ?

— On ne sait pas.

— Qu’est-ce que tu me racontes là ?

— La vérité, Romeo. Tout ce que Ludovico a confié à Manfredo Sabazia c’est qu’il était devenu l’ami d’un certain Ernesto Bacoli qui vit dans la vieille ville. Cet Ernesto est un artiste, jeune et un peu bohème. Il semble que, par lui, Ludovico ait eu la conviction d’arriver à son but.

— On a interrogé Ernesto Bacoli ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il a disparu.

— Et on ne sait pas où il habite ?

— Non.

— Ma qué ! ce n’est pas possible !

— À moins de supposer que ce garçon n’ait pas révélé son véritable nom à Ludovico ?

— Complice, alors.

— Pas forcément. Peut-être avait-il suffisamment à craindre de la police pour ne pas vouloir que son gîte lui fût connu...       

— Pourtant, d’après toi, il serait devenu l’ami de Ludovico ?

— Sans doute espérait-il se dédouaner ? Qui peut dire les promesses de notre collègue ?

Les deux hommes se turent. Ils oubliaient le magnifique repas qu’ils venaient de partager, tout entiers repris par les sombres soucis de leur profession. Après avoir bu son café, Tarchinini rompit le silence :

— Ma qué ! Celestino, je ne vois pas ce que la date de mes vacances...

Malpaga l’interrompit.

— À mon idée, dans cette affaire, on a commis, une erreur dès le départ. En arrivant à Vérone, Ludovico s’est rendu à la police criminelle. On l’a su, sans aucun doute possible. À plusieurs reprises, il a rencontré Manfredo Sabazia dans son bureau. Cela aussi on l’a su. On a donc été au courant de ses relations avec Ernesto Bacoli... On l’a abattu lorsqu’on a senti qu’il approchait de la vérité.

— Tu penses, dans ce cas, que cet Ernesto...

— ... a été également tué. On retrouvera vraisemblablement son corps un de ces jours. Non, vois-tu, Romeo, pour moi ce n’est pas de cette façon qu’il fallait s’y prendre. On doit envoyer à Bergame un homme qui pourra, sans éveiller le moindre soupçon, passer pour un touriste parfait, un homme qui, loin de se cacher, se montrera au grand jour, attirera l’attention. Par exemple, un professeur méridional venu étudier l’architecture bergamasque. Enfin, quelqu’un qui ne rencontrera Manfredo que dans des endroits publics et qui ne s’approchera jamais des locaux de la police. J’ajoute qu’il doit s’agir d’un policier hautement qualifié et dont les états de service prouvent la valeur.

Tarchinini déglutit difficilement tandis que Celestino ajoutait le plus simplement du monde :

— ... C’est pourquoi, j’ai pensé à toi.

Le commissaire répondit d’une voix blanche :

— Tu es bien bon...

— Naturellement, tu es libre de refuser mais je pense que tu es l’homme de la situation.

— Je... je suis flatté... mais... mais ça m’a l’air terriblement dangereux ? Et il y a Giulietta et les bambini !

— Je suis convaincu que tu es capable d’amoindrir beaucoup ce danger.

— Et si je n’y parviens pas ?

Celestino haussa les épaules.

— Je te répète que tu es libre de refuser. Tu n’appartiens pas au service de la lutte contre les trafiquants, et Bergame n’est pas de mon ressort. Je ne souhaite que te prêter si tu y consens. Manfredo est d’accord. Il désire vivement ta venue car il te connaît de réputation. Il est au courant de tous tes succès et il juge comme moi que si quelqu’un est capable de démasquer ces canailles, c’est toi et personne d’autre.

Ainsi qu’il arrivait chaque fois qu’on flattait sa vanité, Romeo se rengorgea. Du coup, la grandeur du péril s’estompa. Il était le meilleur des policiers de l’Italie septentrionale ! Il traquerait ceux qui avaient assassiné Ludovico, et Ernesto et toute la presse commenterait son exploit ! Il se promènerait au bras de Giulietta dans la via Cavour et les passants le salueraient ou se retourneraient en chuchotant :

— Regarde, chérie, c’est le fameux commissaire Tarchinini. Tu sais, celui qui vient de nettoyer Bergame !

Comme jadis Hercule avait nettoyé les écuries d’Augias. Ce rapprochement né spontanément dans sa cervelle perpétuellement en ébullition, enflamma Romeo. Sans plus réfléchir au danger, aux vacances retardées, au désappointement de Giulietta, à l’aigreur possible de la cousine Eusebia, il s’écria :

— J’espère, Celestino, que pas un instant tu n’as douté de mon acceptation ?

— Pas un instant.

Ils étaient aussi sincères l’un que l’autre. Après que Gioco soit venu s’informer de l’opinion de ses hôtes sur le repas qui leur avait été servi et qu’il eut reçu les louanges méritées, Malpaga commanda deux grappa de la réserve personnelle du maître des lieux.

Réchauffant son verre d’alcool dans sa main, Celestino expliqua :

— Voilà comment je vois les choses, tu me diras si tu es d’accord.

— Je t’écoute, répondit Romeo qui avait dans l’oreille les fanfares imaginaires saluant son triomphe.

— D’abord, je te nomme professeur suppléant à la chaire d’archéologie médiévale de l’Université de Naples.

— Pourquoi « suppléant » ?

— Parce que les titulaires sont trop connus. Tu es supposé préparer une étude à propos de l’influence vénitienne sur l’architecture bergamasque du Moyen Âge... Naturellement, tu tâcheras de lire quelques ouvrages pour avoir des notions solides sur le sujet au cas où tu tomberais sur quelques fâcheux.

— Quelques ouvrages ?

— Tu as tout le temps. Tu ne pars que demain. Arrivant de Naples, tu te seras arrêté à Vérone pour y étudier l’influence vénitienne. Tu auras sur toi, des lettres des meilleurs spécialistes véronais sur la question, te fixant rendez-vous. Tu garderas dans ta poche le billet d’autocar qui t’aura été donné, théoriquement, à Naples, et la note de l’hôtel où tu auras séjourné trois jours. Naturellement, je t’ai fait fabriquer de faux papiers. À partir de demain matin, tu seras le Pr Amintore Rovereto, célibataire de cinquante-six ans.

Un peu piqué, Romeo remarqua :

— En somme, pas un instant tu n’as supposé que je pourrais refuser ta mission ?

— Je savais qu’un homme comme toi ne refuserait pas. À Bergame, tu te chercheras un hôtel. N’oublie pas que les universitaires ne roulent pas sur l’or. Je te conseille le Margarita sur la piazza Vittorio Veneto. Après t’être promené dans la ville, tu iras tranquillement déjeuner au restaurant Capriano dans le borgo Santa Catarina. Là, Manfredo entrera en contact avec toi. Après, tu te débrouilleras. Tu seras ton seul maître. Si tu as besoin d’aide, tu téléphoneras le soir au domicile particulier de Manfredo mais seulement d’une cabine publique, ou tu m’appelleras chez moi. Des objections ?

— Je n’aime pas tellement les Napolitains...

— Ils s’en consoleront. Tu es en congé spécial dès maintenant, inutile donc de retourner au bureau. Pour tout le monde, et par faveur spéciale, je t’ai donné une demi-journée de vacances de plus. Tu vas susciter des jalousies...

Tarchinini faillit se mettre en colère pour tout de bon et seule une seconde grappa s’avéra capable d’apaiser son amertume indignée.

 

*

* *

 

Lorsque Romeo eut quitté Celestino Malpaga, il s’accorda une promenade digestive dont la nécessité se faisait sentir impérativement. Tandis qu’il remontait vers la via Pietra où il habitait, le signor Tarchinini débordait tellement de fierté qu’il s’étonnait de constater que les autres ne le remarquassent point. Il s’arrêta un instant devant le monument érigé à la mémoire de Dante et y médita quelques minutes. Il se sentait presque sur un pied d’égalité avec cette grande ombre.

Ce ne fut qu’au moment où il approchait de la via Pietra, que Romeo se dégrisa. Il lui fallait redescendre des hauteurs où l’avait entraîné la conviction d’être supérieur à tous les Véronais, ses contemporains, afin de revenir à la sordide réalité et, pour l’heure, la réalité consistait à affronter Giulietta Tarchinini, à lui apprendre qu’elle ne partait pas en vacances, qu’il fallait avertir au plus vite la cousine Eusebia et que son mari la quittait pour un temps indéterminé que seule son intelligence bien connue pourrait ramener à des limites décentes. L’ennui tenait à ce que la signora Tarchinini possédait autant d’imagination que son mari. Au fur et à mesure que la distance le séparant de sa demeure diminuait, l’humeur de Romeo s’assombrissait.

 

*

* *

 

Selon une habitude ancienne, Giulietta s’octroyait une petite sieste pour se reposer des fatigues de la matinée. Pas plus grande que son mari mais d’un volume double, elle n’avait gardé de sa jeunesse qu’un sourire enfantin et, à près de cinquante ans, son regard demeurait aussi clair que lors de sa quinzième année, quand sa piété faisait l’orgueil du padre Guardamiglio, curé de San Lorenzo.

Tarchinini entra discrètement ne sachant trop comment annoncer les mauvaises nouvelles dont il était porteur à celle qu’il n’avait pas vue changer depuis qu’il la courtisait et qui, pour lui, demeurait la plus belle. En apercevant Giulietta endormie dans son fauteuil (construit à ses mesures), le cœur de Romeo s’attendrit. Il se pencha sur sa femme et embrassa, non pas ses grosses bajoues affirmant l’excellence de la cuisine véronaise mais bien la joue basanée et légèrement creusée d’une jeune fille qui n’existait plus que pour lui. Sous la caresse, Giulietta s’éveilla et tout de suite se mit à rire car elle était naturellement d’un heureux caractère et adorait son Romeo qu’elle estimait plus séduisant que tous les jeunes gens de Vérone. Faussement grondeuse, elle roucoula :

— Tu n’as pas honte, Romeo ?

Un nouveau baiser lui prouva que son mari n’avait pas honte du tout de lui témoigner sa tendresse. Lorsque ces vieux tourtereaux eurent fini de se mignoter, Giulietta s’étonna :

— Pourquoi rentres-tu si tôt ?

— Malpaga m’a mis en congé.

Giulietta battit des mains.

— On pourra donc partir plus vite. Ça tombe bien car Eusebia doit arriver demain.

— Écoute, Giulietta...

— Oui, mon Romeo ?

— Celestino m’a demandé, pour des raisons de service de retarder notre départ de quelques jours.

— Jamais !

— Voyons, Giulietta...

— Non, non et non ! Nous devons partir après-demain, nous partirons après-demain ! Tu penses que nos chambres sont retenues et que la cousine Eusebia...

Tarchinini se redressa et, solennel :

— Avant d’être au service de ma famille, je suis au Service de l’État, ne l’oublie pas ! Tu dois bien penser que si Celestino m’impose ce contretemps c’est qu’il ne peut agir autrement ! Que veux-tu, ma Giulietta, ton mari est quelqu’un de trop important pour que Vérone n’ait pas recours à lui dans les moments difficiles. Mettrais-tu en balance un retard de quelques jours et le sort de Vérone ?

— Le sort de Vérone ?

— Et peut-être de l’Italie !

Écrasée par une pareille révélation, la signora Tarchinini ne put que se soumettre et décida de télégraphier sur la côte adriatique pour décommander leur chambre et à la cousine Eusebia afin qu’elle ne se dérangeât point inutilement.        

— Et si tu me préparais un petit café, ma Giulietta ?

Hésitant entre l’amertume d’un départ ajourné et l’orgueil d’être l’épouse légitime d’un homme hors du commun, la signora Tarchinini disparut dans la cuisine. En son absence, Romeo se demanda comment il devait aborder le deuxième train des nouvelles désagréables. Il opta pour la décontraction totale et lorsque Giulietta revint avec son plateau, il lança :

— Il va falloir que tu me prépares quand même une valise, ma colombe.

— Une valise ? Mais je croyais que nous ne partions plus ?

— Moi, je pars.

Le service à café venait de la tante Paola qui l’avait reçu en cadeau de noces. C’est pourquoi, avant de laisser libre cours à l’indignation la soulevant, Giulietta prit soin de déposer délicatement la relique familiale sur la table.

— Romeo ! Si tu ne t’expliques pas, et vite, je fais un malheur !

Tarchinini s’expliqua, sans entrer dans le détail mais appuya sur le côté flatteur de l’affaire. On le tenait en si haute estime que même les gens de Bergame jugeaient que personne d’autre que lui ne serait capable de résoudre le problème difficile sur lequel les Milanais eux-mêmes avaient échoué. Ces remarques chatouillèrent agréablement l’amour-propre de Giulietta qui, rassérénée, s’enquit :

— Combien de temps seras-tu absent ?

— Le moins possible, mon amour, car tu n’ignores pas que loin de toi, je respire mal, je n’ai plus d’appétit et le sommeil me fuit.

Bien qu’elle sût qu’il mentait, Giulietta était heureuse d’écouter ces mensonges qui, sur le moment, n’en étaient pas pour Tarchinini. Elle vint s’asseoir à côté de lui sur le canapé et ces deux amoureux aux corps déformés, s’enlacèrent comme des coquebins en proie aux premiers émois de l’amour. Ils se voyaient l’un et l’autre à travers leurs rêves.

Pour détendre encore plus complètement l’atmosphère, Romeo révéla en riant :

— Figure-toi que par la grâce de Celestino, je suis devenu Napolitain et professeur d’archéologie !

— Professeur, toi !

Ils rirent aux larmes de cette promotion imaginaire.

— Et de plus, je m’appelle désormais Amintore Rovereto !

— Non ?

— Si !

Pour prouver ses dires, Tarchinini récita sa nouvelle identité : Amintore Rovereto, cinquante-six ans, Napolitain, professeur suppléant à la chaire d’archéologie médiévale de l’université de Naples et célibataire !

Giulietta se leva d’un jet et cria :

— Quoi ?

Déconcerté, Romeo regarda sa femme :

— Ma qué ! qu’est-ce qu’il te prend, Giulietta ?

— Célibataire, hé ?

— C’est Celestino qui...

— À d’autres ! Tu as choisi l’état de célibataire parce que comme ça tu pourras mieux exercer tes ravages parmi les Bergamasques dont les femmes ont, paraît-il, un tempérament volcanique !

— Voyons, Giulietta…

— Ne me touche pas, misérable ! Je vois clair dans ton jeu, maintenant ! Avec la complicité de cette canaille de Celestino Malpaga, tu as inventé cette mission pour aller rejoindre quelque fille qui t’aura ensorcelé !

— Ma qué ! Tu es folle ou quoi ?

Mais Giulietta n’était plus en état d’entendre la voix de la raison.

— Tu me sacrifies, tu sacrifies les bambini, tu sacrifies la cousine Eusebia à ta passion honteuse ! Je te maudis, Romeo ! Tu seras la honte de la famille ! D’ailleurs, si tu avais des intentions honnêtes, pour quelles raisons aurais-tu changé de nom ?

— Je t’ai expliqué que j’étais trop connu pour...

— Menteur ! Débauché ! Tu changes de nom afin de pouvoir te livrer anonymement à tes passions ignobles ! D’abord, de quel droit as-tu changé de nom !

Exaspéré, Romeo hurla :

— J’ai le droit de faire ce que je veux de mon nom !

— Escroc ! Ton nom, il est aussi bien à moi qu’à toi depuis que pour mon malheur tu me l’as donné il y a trente ans !

— Giulietta, tu es une sotte !

— C’est ça ! Insulte-moi, maintenant ! Il ne te reste plus qu’à me mettre à la porte pour que celle que tu ramèneras de Bergame puisse trouver la place nette !

De rage, Tarchinini attrapa la tasse dans laquelle il venait de boire et la jeta sur le plancher où elle se brisa. Devant ce geste sacrilège, les deux antagonistes demeurèrent un instant muets de saisissement puis Giulietta murmura, d’un ton incrédule :

— Tu as osé. Le service de la tante Paola !

Romeo n’était pas très fier de lui et regrettait son geste irréparable tandis que Giulietta, dans ce mouvement d’humeur, trouvait matière à ranimer sa colère.

— Tu ne respectes plus rien, Romeo, hé ? Cette femme t’a ensorcelé au point que tu en arrives à renier, à détruire, notre patrimoine ? Il ne te manque plus qu’à me frapper, hé ? Allez ! Vas-y ! Tue-moi pour te rendre libre ! Maintenant que tu as cassé la tasse de la tante Paola, plus rien ne pourra t’arrêter, assassin !

Romeo sentait une sorte de vertige le gagner devant tant de mauvaise foi. Il était prêt à céder à une colère brutale lorsque les bambini entrèrent et s’arrêtèrent médusés sur le seuil de la pièce. L’aîné, Renato, écarta les bras comme pour cacher le spectacle à ses cadets : Alba, Rosanna, Fabrizio et Gennaro. Se détournant, Giulietta vit les enfants et se précipita vers eux :

— Venez embrasser votre maman, pauvres orphelins !

Quelque peu médusés, les gosses regardaient leur mère sans comprendre mais le dernier, Gennaro, se mit à pleurer, bientôt imité par Fabrizio. Renato, dont les dix-sept ans commençaient à apprécier la logique, s’exclama :

— Ma qué ! Maman, pourquoi tu nous appelles orphelins puisque papa et toi vous êtes là ?

— Pas pour longtemps !

— Pas pour longtemps ?

La signora Tarchinini se redressa et désignant d’un doigt vengeur son mari abasourdi, elle rugit :

— Regardez-le celui qui veut assassiner votre mama !

Quoiqu’elles ne crussent pas une seconde à la réalité d’un pareil avertissement, Alba et Rosanna éclatèrent en sanglots, et Giulietta s’exclama à l’adresse de son époux :

— Voilà ton œuvre, misérable !

Aveuglé par la fureur, Tarchinini s’avança menaçant.

— Tu vas te taire, oui ?

Giulietta brama d’épouvante.

— Au secours ! Au secours !

Se prenant à son propre jeu, la signora Tarchinini avait réellement peur et rameutant ses enfants, se précipita sur le palier où, naturellement, les voisins les plus proches s’étaient rassemblés, pour ne rien perdre d’une scène qui, comparativement à celles qui l’avaient précédée, s’avérait de premier ordre. Giulietta les prit à témoin et les appela à l’aide.

— Sauvez-moi ! Sauvez-nous ! Il s’apprête à nous massacrer !

Les voisins n’ignoraient rien de la tendresse de Romeo pour Giulietta ni de l’attachement de Tarchinini pour ses enfants, mais ils feignirent un moment de croire Giulietta, pour le plaisir. Ceux-ci posèrent des questions insidieuses, ceux-là émirent des regrets hypocrites, et la signora Tarchinini pour assurer son triomphe, proclama :

— Cet homme sans foi ni loi me quitte, nous abandonne, pour se rendre à Bergame sous un faux nom afin d’y rencontrer quelque gueuse ! Ma qué ! ma mama ne m’a pas mise au monde pour me voir traitée comme la dernière des dernières !

Un murmure approbatif assura la signora Tarchinini qu’on partageait son opinion quant aux intentions de feue sa mère. Romeo essayait de se faire entendre, mais en vain. Tout au plus, le locataire du dessous, un vieux garçon qui enviait son bonheur familial, consentit-il à lui dire :

— On n’aurait pas cru ça d’un homme de votre âge et de votre condition, Signore.

Alors, Tarchinini ne se contint plus. Il commença par jurer comme un païen, ce qui imposa un silence immédiat et dans l’accalmie ainsi créée, il hurla :

— Je me rends à Bergame pour y mener une enquête secrète et c’est pourquoi mes chefs ont jugé bon de me demander de changer de nom ! Et puis, je n’ai de compte à rendre à personne ! Quant à toi, Giulietta, si tu continues à faire l’imbécile, à me ruiner l’existence par tes soupçons injurieux, par tes calomnies proférées en public, par le scandale perpétuel que tu suscites, je demande le divorce et je me garde les bambini !

À l’énoncé d’un tel programme, la signora Tarchinini émit une longue plainte lugubre qui impressionna désagréablement ses auditeurs mais, vaincue par la terrible menace, elle empoigna ses enfants et réintégra le domicile conjugal, exemple vivant de la mère injustement martyrisée. Romeo la suivit et les locataires se dispersèrent tout en commentant passionnément l’événement, chacun essayant d’envisager le pire, bien que personne n’ait ajouté foi à un seul mot de tout ce qui s’était dit sur le palier, ou n’ait fait remarquer que le divorce n’existait pas en Italie.

De retour dans le salon, Tarchinini s’enquit d’une voix lourde de reproches et de chagrin :

— Tu n’as pas honte, Giulietta ?

À la vérité, sa grande fureur calmée, la signora Tarchinini avait bien un peu honte. Elle biaisa :

— Tu oserais vraiment m’enlever les bambini ?

Pour toute réponse, son mari la prit dans ses bras.

— Tu seras donc jalouse jusqu’à la fin de tes jours ?

— Tu es si beau...

Cette affirmation cadrait si parfaitement avec sa propre conviction, que Romeo se mit à rire, heureux. Et comme à l’accoutumée, la querelle se termina sur une étreinte passionnée, des pleurs mélangés et les cris enthousiastes des enfants.

 

*

* *

 

Tarchinini était en train de mettre ses pantoufles lorsque subitement une idée le figea, en même temps que montaient en lui l’angoisse d’un danger accru et la conviction qu’il avait trahi sa mission. Emportés par leur éloquence, Giulietta et lui avaient révélé à qui voulait l’entendre que le commissaire Tarchinini se rendait à Bergame pour y mener une enquête si sérieuse qu’il se croyait obligé de prendre un faux nom. La honte et la peur se mélangèrent en Romeo, pour l’affoler. À ce moment, sa femme survenant, s’arrêta pile en voyant l’état de son époux.

— Ma qué ! Romeo mio, qu’est-ce que tu as ?

Il la regarda comme les agonisants regardent ceux qui sont à leur chevet et d’une voix déjà expirante, gémit :

— Oh ! Giulietta... sans le savoir... tu m’as peut-être tué !

 

*

* *

 

Toutes explications données, Giulietta passa la fin de l’après-midi et une partie de la nuit à tenter de convaincre son mari de renoncer à une mission qui, son secret éventé, se révélait trop périlleuse pour un père de six enfants. Romeo eût volontiers abondé dans le sens de sa femme si son amour-propre ne l’avait retenu. Il ne pouvait sans se déshonorer, aller dire à Celestino Malpaga qu’il abandonnait sous prétexte que les incontinences verbales de son épouse et les siennes propres, en renseignant hypothétiquement l’adversaire, lui faisaient courir un trop grand péril. La nuit des Tarchinini fut des plus pénibles. Rongée par le remords, Giulietta ne pouvait trouver le sommeil et, chaque fois qu’il parvenait à fermer l’œil, le commissaire devenait la proie de cauchemars aux décors différents mais qui, tous, avaient pour thème son assassinat selon des méthodes variées dont certaines relevant de la plus haute fantaisie.

Le lendemain matin, les bambini, avant de partir pour l’école, se révélèrent sensibles à l’atmosphère dramatique d’un foyer où un silence inhabituel disait assez que quelque chose de grave s’y préparait. Les enfants n’osèrent pas interroger leurs parents, sauf Renato qui, s’adressant à sa mère, lui demanda ce qu’il se passait. En réponse il vit la mama fondre en larmes. Il s’en montra tellement impressionné que, contrairement à ses habitudes, il n’insista pas. Lorsque les petits prirent congé de leur père, Giulietta ne put se tenir et annonça d’une voix lourde de sanglots difficilement contenus :

— Embrassez-le bien votre papa, mes enfants... Dieu seul sait si vous le reverrez !

Sur ce, elle se répandit en gémissements, imitée par les filles ne comprenant rien à l’histoire mais pleurant de confiance puisque la mama pleurait. Romeo serra chacun des membres de sa progéniture sur son cœur et lorsque Renato se présenta devant lui, il lui confia, solennel :

— Ainsi que tu l’as entendu hier après-midi, Renato mio, ton vieux papa va se dévouer une fois de plus pour le triomphe de la Justice. Il est possible – je dis bien : possible – que je meure en accomplissant mon devoir. Je te demande alors de te le rappeler et de demeurer fidèle à l’exemple que je t’aurai donné. Je compte aussi sur toi pour veiller sur la mama et les bambini.

Remué jusqu’au fond du cœur, Renato annonça d’un ton chevrotant que, le cas échéant, il s’efforcerait de se montrer digne d’un père tel que le sien. Au moment où les enfants sortaient, les parents entendirent Fabrizio demander à son frère aîné :

— C’est vrai qu’il va mourir, le papa ?

Réflexion qui eut pour effet de précipiter les deux époux dans les bras l’un de l’autre.

 

Quand l’heure sonna, Giulietta Tarchinini – qui s’était vêtue de noir pour l’occasion – accompagna son mari jusqu’à la piazza Bra où s’arrêtait le car de Milan par Brescia et Bergame. Pendant le trajet, le commissaire ne cessa de faire des recommandations à sa femme :

— Rappelle-toi bien, Giulietta, qu’à partir de maintenant je suis le professeur Amintore Rovereto. Ne va pas commettre d’impair, hé ?

— Ma qué ! Romeo, tu me prends pour une imbécile ? Je suis la signora Rovereto... J’ai compris.

Elle soupira :

— Tout de même... Arriver à mon âge pour changer de nom, tu avoueras que c’est pénible, non ?

— Tu sais bien que ce n’est là qu’une ruse, hé ?

— Peut-être, mais moi j’ai l’impression de te tromper avec cet Amintore Rovereto...

— Tarchinini passa un doigt complaisant sur sa moustache et répliqua, d’un air coquin :

— Ce ne serait pas pour me déplaire !

Ils arrivèrent sur la piazza Bra au moment où le chauffeur de l’autocar procédait à l’appel des voyageurs. Tarchinini et sa femme, tout occupés de leur prochaine séparation, ne se souciaient que d’eux-mêmes.

— Professeur Amintore Rovereto ?

Nul ne répondit et les messieurs qui s’apprêtaient à monter dans la voiture se dévisagèrent pour tenter de deviner lequel d’entre eux était le Pr Rovereto.

— Professeur Amintore Rovereto ?

Un grincheux protesta :

— Puisqu’il n’est pas là, continuez ! Nous n’allons pas attendre le bon plaisir de ce professeur, hé ?

Le chauffeur accepta mal cette intrusion dans un domaine qu’il estimait réservé.

— Qui vous a demandé votre avis ?

— Je crois avoir le droit de donner mon opinion, non ? J’ai payé ma place depuis Rome pour rouler sur les routes italiennes et non pour rester debout à attendre le bon plaisir de voyageurs capricieux !